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Un article de cette revue fut la base de mon texte. |
Dans ce seul département, on comptait, en 1851, près de 50 000 dentellières, et ce chiffre fut ensuite dépassé.
Concernant les
salaires, les enfants gagnaient de dix à quinze sous par jour, tandis que la
moyenne des ouvrières touchait environ deux francs par jour. Certaines
parvenaient même à atteindre trois, quatre, voire cinq francs.
Cette industrie
bienfaisante, très populaire et toute en grâce, était de surcroît éminemment
moralisatrice et présentait les avantages sociaux les plus sérieux.
D'abord, la nature même de ce travail s’accordait parfaitement avec les
obligations de la vie de famille. Le travail en communauté représentait la
meilleure école de fraternité et de solidarité.
Quelles pensées n’évoque pas le spectacle de ces humbles ouvrières, exécutant de luxueuses parures à la lueur tremblante d’une lampe, dans un décor misérable mais tout empreint d’évangélisme ! Et lorsqu’elles quittaient leur ouvrage pour regagner, sous la lumière glaciale de la lune, leurs chaumières sans feu,
songeaient-elles seulement que c’était l’heure où les élégantes se paraient de leur labeur ? Elles poursuivaient leur tâche sans en soupçonner la destination, dans le silence discret de leur dévouement.
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Ecole de dentelle à Cairon |
Ce travail en
commun, ces classes, ces chambres de dentelle eurent sur le développement de
cette industrie et le perfectionnement des ouvrières une influence
considérable. Elles stimulaient le zèle, encourageaient une émulation féconde,
offraient un apprentissage sérieux, et présentaient surtout l’avantage de
centraliser la production pour mieux la contrôler, voire la diriger.
« Depuis la loi de
1881, les enfants sont retenus à l’école jusqu’à treize ans. Les inspecteurs
n’autorisant pas la juxtaposition de l’enseignement professionnel à
l’enseignement primaire, les classes de dentelle ont été supprimées. Les
enfants n’ont donc pu fréquenter que les écoles primaires. Il ne subsiste
guère, dans le Calvados, plus de trois ou quatre classes de dentelle.
On peut alors juger
de ce qu’est devenu l’apprentissage. À treize ans, lorsque l’instruction est
achevée — âge où, autrefois, sept ou huit années de pratique permettaient déjà
de gagner un à deux francs par jour —, ces fillettes doivent tout apprendre d’un
métier tombé en désuétude, dont la maîtrise complète exige quatre à cinq
années. Or, à cet âge, selon les habitudes rurales, l’enfant est censé
contribuer au budget familial. Il faut pourtant sacrifier plusieurs années à
l’apprentissage d’un art précaire, dont le redressement, bien qu’espéré par
tous, reste encore très incertain.
Le goût des gains
précoces et le besoin d’un revenu immédiat détournent donc les enfants de cette
profession et les éloignent de leur village, qu’elles aiment sans doute, mais
où elles ne peuvent survivre économiquement. Ces fillettes, dont on souhaitait
relever la condition, émigrent vers les villes. Autrefois, elles eussent été
dentellières ; aujourd’hui, elles seront servantes. Ne reviendront-elles jamais
au pays quitté ? »
On précisait que
dans la région caennaise, où une enquête fut menée, cet exode des fillettes
constituait la cause principale de l’effroyable dépopulation des campagnes, ce
qui représente, pour qui sait réfléchir, un réel sujet d’inquiétude.
Dans les petites
paroisses, on ne célèbre plus guère de mariages. Pour ne citer qu’un exemple
parmi tant d'autres, depuis la crise de la dentelle, un village comme Amblie, près de Creully, a
vu sa population chuter de 700 à 300 habitants.
Le départ des enfants a brisé la vie familiale. Que deviennent alors les femmes restées sur place ? Les plus âgées, pour qui la dentelle est une habitude, continueront sans doute à en faire. Mais les femmes de trente à quarante ans,
d’habileté moyenne, considèrent qu’il est illusoire de travailler toute une journée pour gagner dix sous, tout en devant encore payer leur fil. Beaucoup préféreront ne rien faire.
La plupart
demeureront oisives, tristes, inoccupées. Et, à la campagne, un tel état
d’esprit est trop souvent la première étape vers l’alcoolisme.