Sous le ciel orageux de ce soir du 8 juin 1834, le cabaret du sieur Soufflant, à Carcagny, résonnait de rires et de voix animées. Les hommes, accoudés au comptoir, faisaient danser les verres sous la lumière vacillante des lampes. L’air était saturé d’une chaleur estivale et d’un parfum de foin, un rappel subtil de la campagne qui entourait le petit village. La discussion allait bon train, et ce soir-là, le sujet de la conversation n’était rien de moins qu’une question de fierté : qui, parmi eux, possédait le plus grand talent pour charger le foin.
D’un côté, les
sieurs Soufflant et Mouillard étaient désignés, presque à l’unanimité, comme
les maîtres incontestés de cet art, capables de composer des charrettes dignes
des plus grands tableaux paysans. Mais parmi les buveurs, un jeune homme,
François Yon, domestique de 21 ans, se redressa, emporté par un élan de
bravoure et d’alcool. D’une voix un peu trop assurée, il déclara qu’il n’avait
rien à envier aux deux maîtres et qu’il se débrouillerait tout aussi bien
qu’eux.
Sa déclaration
ne tarda pas à trouver un adversaire en la personne de Mabire Charlemagne, un
commis marchand de 26 ans. Grand, au regard acéré, il ne se fit pas prier pour
ridiculiser Yon. "T’es trop bête pour ça", lança-t-il, accompagné
d’autres mots tranchants comme des lames, destinés à rabaisser l’orgueil du
jeune homme.
L’atmosphère
du cabaret, autrefois joyeuse, devint tendue. Des éclats de voix, une table
renversée, puis le silence s’installa, lourd, tandis que Yon, blessé dans son
amour-propre, quittait précipitamment les lieux. Il se dirigea vers sa demeure,
l’esprit bouillonnant de rancœur. Mais au détour du cimetière, dans la
pénombre, une silhouette se dressa sur son chemin. C’était Mabire, qui avait
troqué sa tenue contre un autre habit, plus sombre, presque menaçant.
Sans un mot,
Mabire s’avança, le regard noir, et soudain, un mouchoir s’abattit violemment
sur la tête de Yon. La douleur fut fulgurante ; un filet de sang s’écoula le
long de son visage. Yon comprit immédiatement que l’étoffe renfermait une
pierre, un objet sournois. Avant qu’il ne puisse réagir, Mabire le jeta à terre
et se mit à lui asséner des coups de pied sans relâche, sur la tête, sur le
corps, avec une violence débridée.
Les cris de
Yon se répercutèrent dans la nuit, jusqu’à ce que des camarades, alertés par
ses hurlements, se précipitent vers lui. Leur arrivée obligea Mabire à fuir,
disparaissant dans l’ombre aussi rapidement qu’il était apparu.
Quelques jours
plus tard, dans l’enceinte solennelle du tribunal de police correctionnel de
Caen, le sort de Mabire fut scellé. Bien que la préméditation fût écartée, il
ne put échapper à la condamnation. Quinze jours d’emprisonnement et le paiement
des frais, tel fut le verdict rendu, laissant dans son sillage l’écho d’une
querelle qui aurait pu rester de simples paroles échangées dans l’effervescence
d’une soirée au cabaret.