Creully sur Seulles - 1939-1945 - Souvenirs de Bernard Louis, enfant de Creully.

 Des habitants de Villiers le Sec se sont souvenus de la derniere guerre; ils ont rassemblé leurs souveniris dans un ouvrage il y a 20 ans. Propos recueillis par Corinne Jeanne Pasquier, Isabelle Pioline et Jean-Marc Le Marois que je remercie pour ses infos. Un de ces anciens, Bernard Louis, un ami de mon père et de mon grand-père, avait habité Creully. Je publie ses souvenirs en y joignant des documents.


Monsieur Louis est né en 1932 à Fierville-les-Mines, dans la Manche, où son père était ouvrier agricole.

Bernard LOUIS
Sa famille est venue s'installer dans le Calvados en 1937 après que celui-ci ait trouvé un emploi dans une ferme de Creully.

J'ai passé mon enfance et mon adolescence à Creully. Nous habitions au 106, route de Saint-Gabriel. Je suis allé à l'école pour la première fois à la rentrée de 1937.

Je me souviens très bien de la déclaration de la guerre : c'était en fin de matinée, je sortais de l'école, nous avons descendu en rangs la rue des Ecoles, accompa­gnés du maître. Comme à l'accoutumée, il nous a fait traverser la route de Saint- Gabriel, puis il est reparti. En face, un attroupement s'était formé devant le pan­neau d'informations municipales. Le garde-champêtre affichait l'ordre de mobilisation générale. Les enfants lisaient ou commentaient bruyamment l'évé­nement et les adultes avaient le regard abattu, certains retenaient leurs larmes. A la maison, j'ai trouvé maman et grand-mère en pleurs.

Depuis quelque temps, nous entendions parler les grandes personnes et nous attendions
cette nouvelle avec inquiétude. Malgré mon jeune âge, j'ai compris aussitôt que papa allait bientôt partir à la guerre ; c'était le 3 septembre 1939.

Papa nous quitte pour aller à la guerre

Il nous a quittés quinze jours plus tard, après avoir reçu son affectation pour la ligne Maginot. Son départ a été un moment d'une grande tristesse, tout le monde pleurait. Il est sorti de la maison, le cœur lourd, une valise à la main, la musette en bandoulière, pour rejoindre d'autres camarades de Creully et aller prendre le train. Il est revenu en permission pour quelques jours fin 1939 ; je le vois encore arri­ver à pied, venant de la gare d'Audrieu.

Dans un courrier, il nous a dit avoir retrouvé, parmi les soldats de la ligne Magi­not, André Leconte, de Fierville-les-Mines. Plus jeune que papa, il effectuait son service militaire. Mon père avait travaillé à la ferme de ses parents. Ils ont été faits prisonniers ensemble. Nous avons appris plus tard qu'André Leconte s'était évadé, avait traversé la France du nord au sud pour passer en Algérie et rejoindre les Forces Françaises Libres à Londres. En 1944, il a débarqué avec la deuxième DB de Leclerc à Utah Beach, à moins de quarante kilomètres de chez lui. Depuis 1940, sa mère le pleurait : sans nouvelles de lui, elle le croyait mort. Deux jours après avoir débarqué, il arrivait dans la ferme familiale, en jeep, avec des copains pour faire la fête...

Après la guerre, papa nous a souvent raconté que sur la ligne Maginot, l'armée lui avait donné un fusil mais pas de balles. Il était dans l'impossibilité de se défen­dre, d'ailleurs il n'en a pas eu l'occasion.

En juin 1940, il a été fait prisonnier et envoyé dans une ferme à Angerville, dans l'Eure-et-Loir, où il est resté quelques mois. Il a participé à la moisson, surveillé par les Allemands. Avec ma mère, nous sommes allés le voir au début de 1941 ; à cette occasion, j'ai pris le train pour la première fois. Peu après notre visite, il est parti en Allemagne près de Hambourg.

Les Allemands entrent dans Creully. 

Les Allemands sont arrivés à Creully le dimanche 22 juin, en fin de matinée, venant de Caen. L'infanterie avançait en rangs serrés, au pas et sur un air que nous devions entendre souvent par la suite : "Heili, heilo"... Ils nous ignoraient et marchaient fièrement. Certains sont partis en direction de Tierceville, d'autres vers Creullet ; d'autres encore sont passés devant la maison en direction de Saint- Gabriel, tandis qu'une unité restait sur la place de Creully. Des motos ouvraient la route, les troupes à pied suivaient, encadrées par d'arrogants officiers à cheval, puis venaient des chariots bâchés tirés par des chevaux. Il y avait très peu d'en­gins mécaniques.

Les Allemands se sont installés dans les grandes demeures de Creully, notam­ment chez Monsieur Paillaud, dans une maison près de la gendarmerie et au châ­teau de Creullet, où s'est établi l'état-major.

Très vite, ils ont instauré le couvre-feu à 22 heures et l'obligation pour les habi­tants d'obscurcir les carreaux pour que la lumière ne soit pas visible de l'exté­rieur. Ils voulaient éviter que les avions alliés puissent se repérer là nuit grâce à l'éclairage des bourgs et des villes. Maman avait fait peindre nos carreaux en bleu par le voisin.

Des soldats patrouillaient toutes les nuits. Ils passaient devant la maison et fai­saient demi-tour à l'entrée de Creully aux environs de l'actuel carrefour de l'ave­nue des Canadiens. S'ils apercevaient le moindre rai de lumière, ils criaient "Lumière" et les personnes concernées s'exécutaient promptement.

La laiterie Paillaud
Ma mère travaillait deux heures tous les soirs à la laiterie où
elle retournait les camemberts. Elle circulait avec un laissez-passer et se faisait néanmoins contrô­ler quotidiennement, même lorsque les Allemands la reconnaissaient.

D'après ce que je sais, aucun problème majeur n'est survenu entre la population et l'occupant ; nous nous ignorions mutuellement. Pour éviter tout incident, les adultes nous multipliaient les recommandations. Famille, amis, instituteur, maire, jusqu'au curé, tous nous tenaient le même discours : "Surtout, si vous trouvez quelque chose dans la rue, ne le prenez pas, n'y touchez surtout pas ". Tel était le mot d'ordre.

Le fils de M.Hue, Alix, accusé à tort.

Quelques incidents se sont toutefois produits, notamment celui-ci. L'état-major de Creullet disposait de nombreux chevaux dont il fallait parfois réparer le har­nachement. Monsieur Hue,

La magasin de M.Hue, bourrelier.

bourrelier à Creully, était alors appelé et venait accompagné de son fils Alix, âgé d'une quinzaine d'années. Un jour, Alix a été accusé d'avoir saccagé un harnais. Des soldats sont venus le chercher pour le questionner pendant un jour ou deux, puis ils l'ont relâché. L'auteur du méfait avait été découvert : c'était un Allemand !

Une compagnie de SS a séjourné quelque temps à Creully. Tous jeunes, grands et robustes, ils venaient chaque matin dès 7 heures dans un champ en face de notre maison s'entraîner physiquement. Par tous les temps, ils s'exerçaient, torse nu, en bottes et pantalon noir. Les ordres claquaient comme des coups de fouet ; les officiers ne plaisantaient pas avec la discipline.

Le gouvernement de Vichy voulait que l'école inculque aux enfants le culte du maréchal Pétain : sa photo surmontait le tableau noir et nous devions régulière­ment entonner le célèbre "Maréchal, nous voilà".

La corvée des doryphores.

Mais ce qui m'a le plus marqué, c'était la fameuse corvée de ramassage des dory­phores, qui nous occupait des après-midis entiers. Nous partions en rang avec notre instituteur, Monsieur Anne, une boîte métallique de la laiterie Paillaud à la main. Ramasser les parasites adultes ne me dérangeait pas car ils avaient une carapace épaisse, mais les larves... Ah la la, c'était une autre "paire de man­ches" ! Molles et gluantes, elles s'écrasaient facilement et s'agglutinaient en gros paquets sur la face inférieure des feuilles ; c'était écœurant, j'en avais plein les mains. La technique consistait à couper directement la feuille infestée pour la déposer entière dans la boîte. Lorsque celle-ci était pleine, son contenu était brûlé en bordure du champ. Nous sommes allés à plusieurs reprises dans une parcel­le située presque en face de la coopérative de Creully. Lorsque je passe devant aujourd'hui, je me souviens et je souris.

Le soir après l'école, je me rendais chez notre voisin Monsieur Etienne, menui­sier. En l'absence de papa, je le considérais un peu comme mon père adoptif. Il avait caché un poste à galène et vers 21 heures, comme deux vieux complices, nous montions dans sa chambre en cachette écouter sur la BBC les messages codés adressés à la Résistance.

La nourriture de maman.

Dès l'arrivée des Allemands, les restrictions de nourriture ont commencé. Maman travaillait et s'arrangeait pour nous trouver du pain, du beurre, du lait... Elle faisait des ménages chez les

Le moulin de St Gabriel.

propriétaires du moulin de Saint-Gabriel et grâce à eux, obtenait parfois un peu de farine ; le boulanger lui cuisait du pain en cachette. Nous ne mangions pas de viande tous les jours mais notre élevage de lapins et de poules nous en procurait régulièrement. Le plus difficile était le manque de pain : je n'avais droit qu'à 350 grammes par jour, or j'avais bon appé­tit. Fréquemment, maman cuisait de la bouillie de sarrasin qu'elle mettait à refroi­dir dans des assiettes creuses ; le soir, nous la mangions en tranches fricassées dans une poêle. Nous cultivions de nombreux légumes dans notre jardin mais malgré tout, rutabagas et topinambours figuraient souvent au menu. Il nous arri­vait d'acheter des pommes de terre, de la Sterlingen je crois, une variété à gros rendement qui produisait des tubercules blancs grands comme la main. Elle don­nait une purée de mauvais goût, qui ressemblait de la colle.

S'habiller ne nous a pas posé trop de problèmes car maman était couturière. Mais se chausser était par contre difficile. Le cuir et le caoutchouc étaient rares, nous portions des sabots Buhot recouverts d'une bande de peau de lapin ou des galoches à semelles de bois. Des clous plantés dans les semelles par notre voi­sin en ralentissaient l'usure ; nous ne passions pas inaperçus lorsque nous mar­chions dans la rue.

Outre les restrictions, nous avions des obligations vis-à-vis de l'occupant. A par­tir des années 1942-1943, les hommes qui n'étaient pas partis au STO devaient, la nuit, à tour de rôle,

Mission pour garder la voie ferrée.

garder la ligne de chemin de fer, d'Audrieu jusqu'à Bayeux. Un camion de la laiterie conduisait les réquisitionnés chaque soir à Audrieu. Je le revois passer devant la maison, avec une quinzaine d'hommes à l'arrière. J'étais trop jeune pour y aller, mais j'ai entendu les autres raconter comment cela se passait. Ils étaient placés le long de la voie à distance régulière, mais se ras­semblaient de temps à autre pour discuter ou boire une bonne bouteille de Calvados. Ils devaient faire attention car ils étaient surveillés par les Allemands et par la Milice, particulièrement pointilleuse.

Des femmes se rendaient tous les jours au château de Creullet pour éplucher les pommes de terre des Allemands.

Des hommes ont aussi été réquisitionnés pour construire des blockhaus près de Cherbourg. Je me souviens d'un jeune de Creullois envoyé là-bas, une forte tête rebelle à toute autorité. Revenu en permission, il n'a pas voulu repartir. La police allemande est venue le chercher pour le renvoyer à Cherbourg. Il y a subi de nombreuses persécutions : le malheureux n'a pas résisté, il est revenu à Creully mais... "entre quatre planches".

A partir de fin 1943, à l'initiative de Rommel, les Allemands ont commencé à ren­forcer les défenses côtières pour empêcher tout débarquement naval et aérien. Il fallait notamment barrer les zones susceptibles d'offrir des pistes d'atterrissage. Entre Creully et Lantheuil, la plaine longue et plate répondait à ces critères. Ils ont donc décidé de mettre en place une bande d'"asperges" large d'une cinquantai­ne de mètres, reliant Lantheuil à l'actuelle zone artisanale de Creully. Les Allemands ont fait appel à la population locale et ma mère a reçu une convoca­tion de la gendarmerie. Pendant quinze jours, tous les adultes disponibles ont été sollicités pour planter "les asperges à Rommel", des femmes en majorité. Leur rôle consistait à creuser, tous les dix mètres environ, des trous de quarante à cin­quante centimètres de diamètre sur un mètre de profondeur. Pendant ce temps, les hommes dressaient des rondins, qui dépassaient de trois mètres du sol une fois scellés. Maman y allait tous les matins, je venais parfois lui parler et je bouillais intérieurement de la voir travailler si durement. Des sentinelles sur­veillaient les civils et un officier arpentait le chantier sur son cheval, hautain, arro­gant et la cravache à la main.

Les piliers de Creullet
Les pieux provenaient d'une allée de sapins qui reliait l'actuelle salle des fêtes de ViIliers à l'entrée du château de Creullet où se dressent deux hautes colonnes en pierre de taille.
Tous les arbres avaient été sciés à un mètre du sol et des soldats allemands que nous surnommions les "Mongols" les transportaient sur des cha­riots. Cette zone est avérée stratégique puisqu'en juin 1944, les Britanniques y ont implanté un aérodrome avancé, le B9 : le champ d'"asperges" n'a pas résisté aux bulldozers anglais.

Vers minuit dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, nous avons entendu du bruit sur la route.'J'ai écarté discrètement le rideau de la fenêtre de ma chambre pour apercevoir, à la faveur de la pleine lune, des soldats allemands, en tenue de camouflage, avec des branches fixées sur leurs casques. Ils se dirigeaient vers Saint-Gabriel en file indienne, courbés, en longeant les murs de chaque côté de la route. Des camions, des motos et des chevaux attelés les ont dépassés. J'ai appris plus tard qu'ils avaient bifurqué vers Fresnay-le-Crotteur et que toute la garnison de Creully avait pris cette direction.

C'est le débar­quement

Vers cinq heures trente, l'aube pointait quand les premiers avions sont passés au-dessus de nos têtes. Je suis sorti dans le jardin : Monsieur Etienne, notre voisin, était déjà dehors. C'était un ancien de 14-18, il m'a dit : "C'est le débar­quement". Au même moment, une bonne quinzaine d'avions a effectué un lar­gage : des chapelets entiers de parachutes descendaient dans la direction de Courseulles. S'agissait-il d'hommes ou de matériel ? Le père Etienne me dis­ait : "Regarde Bernard, ça descend, ça descend". A distance, nous avons assis­té à un formidable bombardement, avec un flot ininterrompu d'explosions en provenance de la côte, des flashs rouges et jaunes éclairaient l'horizon : c'était beau !

Maman est venue me voir et m'a dit : "Il n'est pas question que tu ailles à l'é­glise ce matin".

Bernard Louis et Alix Hue, parmis les enfants de Choeur.
J'étais enfant de chœur et cette semaine-là, c'était mon tour de répondre la messe.

Toute la matinée, j'ai fait des allers et venues entre la maison et le jardin, pour retrouver le père Etienne qui n'avait pas bougé depuis l'aurore. Les Alliés se rapprochaient, nous percevions plus distinctement les tirs de canons, de mitrailleuses et de fusils. Vers treize heures, nous déjeunions lorsque le père Etienne est entré dans la cuisine pour nous dire : "Les Anglais sont dans le bas de Creully au niveau de la Seulles !". Une demi-heure plus tard, ils entraient dans le bourg et faisaient reculer les Allemands impuissants à empêcher leur progression.

Cinq soldats qui battaient en retraite à bicyclette sont entrés précipitamment dans notre cour, avec les Anglais à 200 mètres derrière eux, à hauteur de la rue des Ecoles. Ils étaient russes et avaient été enrôlés de force dans l'armée alle­mande. Agés d'une cinquantaine d'années, ils fuyaient visiblement les com­bats. Ils ont jeté au pied du mur tout leur harnachement - vélos, fusils, gre­nades - et se sont engouffrés dans notre cuisine. Maman, ma sœur et moi sommes restés un instant pétrifié. Que nous voulaient-ils ? En trois gestes, nous avons compris qu'ils voulaient se rendre : ils ont frappé leur poitrine de l'index, ont levé les mains, puis ont tendu un bras en direction des Britanniques. Le père Etienne est arrivé peu de temps après et nous a dit : "Ne bougez pas, je m'en occupe". Il est sorti et s'est adressé aux premiers soldats anglais qui arrivaient. Par gestes, il leur a fait comprendre que des Allemands étaient dans la maison. Trois soldats sont entrés dans la cour, impressionnants avec leurs visages grimés de noir et leurs casques recouverts de bandelettes de tissu et de branches. Ils nous ont mis en joue et ont lancé aux Allemands l'injonc­tion de se rendre. Ceux-ci sont sortis en levant les bras bien haut. J'étais dans le fond de la cuisine dans l'axe de la porte pour ne pas perdre une miette du spec­tacle. Ma mère me disait : "Cache-toi, pousse-toi, tire-toi !", pendant que ma sœur hurlait dans ses bras. S'il y avait eu une fusillade, j'étais bon. Ils ont emme­né leurs prisonniers et nous ne les avons jamais revus.

Le matériel abandonné est resté plus d'un mois et demi dans la cour.

Mis à part un éclat d'obus dans le clocher, Creully a été épargné. J'ai appris plus tard que si le bourg n'était pas tombé rapidement, il était prévu que l'artillerie de marine alliée nous bombarde à partir de 18 heures.

Une tranchée avait été creusée en face de chez nous, à l'abri d'un mur. Elle faisait plusieurs mètres de long et sur le côté, une banquette avait été taillée dans la terre. L'abri pouvait accueillir une quinzaine de personnes. Il était recouvert de tôles, de fagots de bois et d'une bonne épaisseur de terre. Des "pliches" d'herbe dissimulaient le tout. Nous y avons couché plusieurs nuits, à partir du 6 juin. Y aller était ma hantise et je faisais la comédie tous les soirs. Il était impossible de dormir avec les hurlements poussés par certains "locataires" à la moindre aler­te.

Un Allemand caché dans la charrette de M.Etienne, menuisier.

Le matin du 7 juin, j'ai quitté la tranchée et j'ai traversé la route pour aller prend­re mon petit-déjeuner. Devant l'atelier de Monsieur Etienne, quelques planches avaient été entreposées sous une charrette en réparation. En passant, j'ai enten­du remuer, un Allemand était couché parmi les planches. Il est sorti de sa cachet­te en levant les bras au ciel et s'est rendu aux Anglais qui passaient sur la route. C'était un jeune homme de 18 ans à peine tremblant comme une feuille. Il cher­chait probablement une occasion de se rendre sans se faire tuer.

Creully, un bourg agité.

Tout l'été, le bourg de Creully a été agité car la commune était devenue le cœur du dispositif britannique : Montgomery avait son quartier général à Creullet, les studios de la BBC s'étaient installés au château et plusieurs aérodromes entou­raient notre petite cité. Je n'ai appris tout cela que plus tard ; au moment des faits, je n'avais que douze ans et j'étais trop jeune pour m'en rendre compte.

Les Alliés ont établi de nombreux campements dans les herbages tout autour de Creully. Sur la route de Saint-Gabriel, les champs situés de part et d'autre du che­min étaient couverts de tentes et de dépôts de toutes sortes. Comme tout enfant, j'étais curieux et j'allais souvent me promener dans leurs cantonnements. Des soldats me donnaient de la nourriture et surtout du chocolat vitaminé : que c'é­tait bon ! Mais ce changement d'alimentation a provoqué chez moi, quelque temps après, l'apparition de maladies cutanées.

Jusqu'à la prise de Tilly-sur-Seulles, les tirs de marine passaient au-dessus de nos têtes et d'interminables colonnes d'hommes et de matériels circulaient devant la maison. Les Alliés disposaient de toutes sortes d'engins, du vélo pliant au char, en passant par les jeeps, les camions Bedford, etc. Ils avaient aussi des chenillettes : les Bren carriers, engins maniables et rapides. Parmi les premiers blindés que j'ai vus, beaucoup étaient équipés à l'avant d'un dispositif compo­sé d'un tambour et de chaînes : c'était des engins de déminage. La circulation était ininterrompue dans les deux sens ; les colonnes qui partaient en direction de Coulombs

Au carrefour de la coopérative agricole.

pour rejoindre le front à Tilly croisaient les troupes qui descen­daient se reposer. Je suppose qu'il en était de même sur la route de Caen, mais j'avais l'interdiction la plus formelle de m'aventurer dans le bourg, ce qui ne m'a pas empêché d'y faire quelques escapades...

Une compagnie de transmissions s'était installée sur le terrain de sport à côté du château d'eau. Une alerte aérienne a retenti alors que j'y étais avec deux camarades. Un avion allemand est passé en rase-motte tout en tirant. Je me suis senti soulevé de terre, attrapé en fait au col par un soldat anglais, qui m'a plaqué le long d'un mur et m'a mis un casque sur la tête. L'alerte a duré un quart d'heure environ et je ne me souviens même pas avoir eu peur.

Dix jours après le débarquement, il devait être 13 heures 30, mon copain André Girard et moi "traînions" dans un campement anglais établi dans un champ de pommiers, sur la route de Saint-Gabriel : c'était un dépôt du service d'intendan­ce, où les caisses de rations alimentaires étaient stockées pour être ensuite dis­tribuées aux troupes. Un soldat nous a proposé, par gestes, de nous emmener faire un tour dans son Bedford. Sans hésiter, nous sommes montés dans la cabine et nous nous sommes retrouvés à Arromanches. Il nous a fait descend­re à l'emplacement de l'actuel musée puis il a poursuivi sa route sur la plage : il allait chercher du ravitaillement. Assis au bord de la chaussée, nous l'avons attendu.

Nous étions inconscients des risques encourus, le verrou de Tilly-sur-Seulles n'avait pas encore sauté et nous nous exposions à une attaque aérienne. Pour couronner le tout, ma mère n'était pas au courant de notre escapade.

Mais ce que nous avons découvert nous a émerveillés ! C'était formidable, nous n'avions jamais vu cela, d'ailleurs personne n'avait vu cela auparavant. Des centaines de soldats marchaient vers l'intérieur des terres. Des camions en file indienne descendaient vers la plage, montaient sur des routes flottan­tes pour aller chercher du matériel et revenaient chargés de caisses. Une noria de bateaux à pneus - qui allaient aussi bien sur l'eau que sur terre - effectuait d'incessantes navettes entre les embarcations ancrées au large et la terre ferme. Dans le ciel, de gros ballons ovales protégeaient le port des avions alle­mands. Et surtout tous ces bateaux, des gros, des petits, certains à flot et d'au­tres échoués sur la plage : la mer en était grise.

On aurait dit une immense ruche où chacun savait ce qu'il avait à faire.

En fin d'après-midi, alors que nous commencions à trouver le temps long, le camion nous a repris.

Au-dessus du siège du passager, le toit de la cabine était percé d'un large trou circulaire surmonté d'une mitrailleuse. Nous étions debout sur le siège, le buste hors de la cabine et les coudes sur le toit. Nous avons fait ainsi tout le chemin du retour, fiers comme deux petits coqs. Nous sommes passés par Saint-

Gabriel, et en arrivant à hauteur de l'actuelle coopérative, j'ai aperçu ma mère qui nous cherchait partout depuis le début de l'après-midi. Oh là là, je ne vous dis pas la chanson qu'elle m'a passé en rentrant ! J'ai pris une de ces volées...

Les réprimandes de la veille ne m'avaient pas suffi car dès le lendemain, j'ai réci­divé. Prétextant l'oubli de mon béret, je suis retourné au campement avec André, alors que ma mère venait de me recommander de ne pas traîner en chemin. Nous avons retrouvé le soldat de la veille qui nous a fait la même proposition, aussitôt acceptée. Cette fois, nous sommes allés à Courseulles. Il n'y avait pas de port et les bateaux étaient échoués ou à l'ancre. Nous nous sommes avancés dans l'eau, le camion est allé se placer le long de la coque du navire : l'eau arri­vait à hauteur du moteur. Nous sommes montés à bord où l'on nous a servi - tra­dition anglaise oblige - un excellent thé.

Cela a été ma dernière escapade : deux volées en deux jours, c'était trop !

Les vacances ont passé très vite et bientôt il a fallu reprendre le chemin de l'éco­le, ce qui était moins drôle. L'agitation s'estompait, le trafic diminuait, les Anglais n'occupaient plus que Creullet, le château et quelques campements.

Noël 1944 restera pour moi un merveilleux souvenir. La municipalité avait l'habi­tude d'organiser un arbre de Noël et offrait à chaque enfant un jouet et des frian­dises. Cette année là, j'ai eu une petite voiture de pompier qui se remontait avec une clé. Les Anglais ont également offert des jouets et j'ai reçu en cadeau une magnifique locomotive métallique longue de 60 centimètres, peinte en vert et ornée de dorures. Je la conserve encore aujourd'hui bien précieusement.

C'était un superbe cadeau, mais j'attendais le plus beau avec impatience. Quand allais-je revoir papa ? Nous recevions assez régulièrement des nouvelles mais depuis le débarquement, plus rien.

Mon père est de retours. 

Le mercredi 2 mai 1945, comme les autres jours, j'étais retourné à l'école l'après- midi ; à peine étions-nous rentrés en classe - il devait être 14 heures - que ma mère est entrée. Elle a demandé à parler à l'instituteur, elle avait le visage joyeux. Le maître m'a dit : "Range tes affaires, tu pars avec ta maman". Je me deman­dais ce qui se passait. Dans le couloir, sa main sur mon épaule, maman m'a dit : "Bernard, j'ai une grande nouvelle, papa est rentré, il est à la gare de Caen et nous partons le chercher". Mon cœur s'est mis à cogner très fort dans ma poitri­ne tellement j'étais heureux.

Monsieur Chateigner, le couvreur, nous attendait avec sa voiture. Il s'occupait du rapatriement des prisonniers et avait été informé du retour de mon père. La gare était noire de prisonniers, je n'avais pas vu papa depuis cinq ans mais je l'ai reconnu malgré ses vêtements en lambeaux. Alors là, les embrassades n'en finis­saient plus ! Je n'ai pas de mots pour décrire ce que j'ai ressenti.

Nous avons eu des difficultés pour ressortir de la ville ; de nombreuses routes avaient été détruites par les bombardements.

Dans la soirée, nous étions tous réunis à la maison.

Papa a repris son travail de porcher à la ferme de Monsieur Paillaud et moi, je suis retourné à l'école...