Chez le savetier de Creully d'après Gaston Lavalley, auteur normand.

En ce dernier jour d'octobre où certains fêtent les sorcières, je me fais une joie de porter à votre lecture un extrait de ce roman qui se passe dans notre vieille localité de Creully.
En 1898, Gaston Lavalley, conservateur en chef de la Bibliothèque de Caen en
1870 et
spécialiste de l'histoire normande, écrivit un nouveau roman : Le général nu-pieds.

"Dans la soirée, une lampe éclairait de ses pâles reflets l’intérieur d’une chaumière du bourg de Creully. La mè­che nageait dans un bassin en fer battu, hui­leux, suintant, noir comme l’extérieur d’un chaudron tapissé de suie. Elle pétillait en bril­lant. Et c'étaient par moments de telles faibles­ses qu’on aurait juré que le pauvre lampion se permettait de temps en temps, comme un astre mieux posé, la fantaisie d’une éclipse.

Alors, ce n'était plus dans le misérable rez-de-chaussée qu'une demi-clarté, plus effroyable que les ténèbres, une de ces nuits lugubres comme il s’en fait dans la campagne, lorsque le disque rouge de la lune colore toutes choses de teintes sanglantes.

Dans l’ombre se dessinaient des objets aux formes sinistres. On aurait dit qu'il y avait sur la table une hache énorme, arrondie, emmanchée de court, comme celle du bourreau. Dans un coin, des stylets à pointes tordues, pour mieux déchirer les chairs, des laines de couteau, des marteaux, des casse-têtes, des poignards, des masses de fer, des instruments de torture, et, chose horrible ! dans un endroit plus som­bre, un entassement de pieds dans un désordre tel, qu'on aurait pu croire que les victimes se crispaient encore dans les dernières convulsions de l'agonie.
Sous le manteau de la vaste cheminée, une figure de sorcière, ou plutôt de démon, qui se pen­chait sur les tisons et remuait dans une chau­dière quelque chose comme un hideux ragoût d'os humains.

Mais quand le spectre s’approchait de la lampe, quand il retrempait la mèche dans son bain d'huile, quand la flamme rajeunie jaillissait, vive et claire, comme un œil morne qui se rallume tout à coup au feu de la passion, c'était une transformation, un changement à vue, un tableau tranquille après un décor effrayant.

La sorcière n’était plus qu’une pauvre vieille femme, aux traits amaigris par les privations, ridés par l'âge, assombris par le chagrin.

C'était la misère, ce n'était plus le crime.

Et les instruments de torture? Et les cada­vres ? Chimères ! ...Tout était transformé.


On était au milieu d'une boutique de savetier.

    Là, se trouvaient la scabelle à trois pieds sur laquelle s’assied l'artisan, le baquet de bois ou il laisse tremper les cuirs, le tire-pied pour tenir l'ouvrage en travaillant, le couteau-à-pied destiné à le tailler ; la râpe à râper les formes, l'alène le marteau à tête de champignon, qu’on emploie pour brocher les semelles ; le tranchet, la pince, espèce de tenailles dentelées, l'astic, gros os de cheval dont on lisse les semelles, le bouis qui lisse les talons.

Et dans le reste de la pièce, partout, sur les meubles, sur des planches, à des clous, dans les coins, un entassement de vieux souliers, un étalage de peaux de vaches et de cordouans mêlés aux ustensiles du ménage.

La vieille se rapprocha de la chaudière, qui n'était autre chose qu'une marmite ou fumait Ia soupe. Elle se pencha sur le vase de terre, qui frémissait sous l'action du feu. Perdue dans un nuage de vapeur, elle essayait, avec une large cuillère percée de trous, l'écume blanche qui bouillonnait à la surface du liquide ; puis elle la rejetait dans les cendres."