Maître Pierre Josse, de Creully, dénoua la longe qui tenait sa jument attachée à l'anneau de fer scellé dans le mur de l'auberge du Bessin-Vert, à Bayeux ; pinça bien entendu le menton de la servante qui l'avait accompagné jusqu'à sa voiture (familiarité à laquelle la fille répondit par une bourrade), et se hissa dans sa carriole avec un grognement qui témoignait d'une souplesse déclinante.
Sur son invitation : « En route, ma fille », formulée d'un ton cordial mais sans réplique, Cocotte jugea prudent de ne pas attendre de commentaire, et partit à bonne allure.
« Eh ! Eh ! se dit Pierre Josse, v'là la nieut qui tumbe,, j' devrais être de r'tour ; décidément ce sacré cru de Surtrain incline à la paresse. » La nuit venait, en effet, et on n'avait pas atteint les carrières de sable d'Esquay qu'il se trouva temps d'allumer les lanternes. Or, Pierre Josse n'aimait pas trop voyager la nuit, sur cette route-là du moins, à cause de bruits qui couraient sur une certaine visiteuse de la cavée des Bourguay, passage de route entre St-Gabriel et Creully enténébré de haies épaisses et éloigné des fermes et des villages.
On disait que de la fontaine Verrine, qui naît dans l'un des herbages voisins, sortait parfois une vapeur qui prenait en s'élevant des formes étranges, jusqu'à paraître une nymphe aérienne ornée de longs voiles de bruine que le vent emportait en les effilochant. On l'appelait la Dame Verte, parce qu'on pouvait à la rigueur la confondre — et les sceptiques tiraient de cela quelques avantages — avec les taches mouvantes de lumière que la lune dessine dans l'épaisseur des feuillages.
Elle s'approchait de la route en longeant les fossés, et s'accrochait aux carrioles attardées qu'elle n'abandonnait qu'à mi-côte, dans le tournant, lorsqu'on quitte la vallée pour entrer dans la plaine, soit que les mânes d'un baron de Creully lui aient interdit l'approche de leur créneau, soit que les vallées — et particulièrement le voisinage des sources — demeurent la résidence assignée à ces fées subalternes. Je me suis laissé dire pourtant qu'il lui arrivait de délaisser momentanément les Bourgeais pour visiter les ruines du prieuré de Saint-Gabriel, en souvenir peut-être du temps où des filles de Béelzébuth taquinaient les imaginations des moines.
La fontaine Verrine est elle-même quelque chose d'assez curieux. Elle sort verticalement des profondeurs du sol, par une multitude de petits orifices dont la présence n'est décelée que par l'agitation de grains de sable dont les menus tourbillons montent dans l'eau. On n'en connaît pas la profondeur, d'où l'on conclut avec exagération qu'elle n'a pas de fond.
Quoi qu'il en soit, l'onde y est d'une limpidité exceptionnelle, et les dentellières, que nos mères connurent, en approvisionnaient le « globe lumineux » dont tout métier à dentelles était pourvu pour les veillées de l'hiver. On raconte sur cette fontaine des histoires assez fantastiques : une chapelle qui existait sur ses bords aurait été engloutie ; un meulon de bourrées aurait subi le même sort ; des bestiaux pâturant dans les parages auraient disparu. Mais, encore une fois, bien des racontars sont à passer au crible. Il faut en prendre moins qu'en laisser.
Le ruisseau né de la fontaine Verrine n'a qu'une existence éphémère car il se déverse, à quelques centaines de mètres de là, dans la douce rivière qui a dédaigné les glorieuses randonnées des grands fleuves pour communier tout de suite avec la mer, et qui s'appelle si joliment la Seulles.Il y a aussi dans le pays, plus près de Creully, au bas du chemin de la dîme, une autre source du même genre, nommée la fontaine Pelvey. Certains, notamment le propre gendre de Pierre Josse, ont prétendu avoir rencontré là aussi la Dame Verte, mais s'il fallait croire tout le monde ! ! !
Tenons-nous en à l'apparition. Et d'abord j'écarte tout ce qui pourrait dépoétiser à mes yeux ce personnage aérien, ombre, sylphe ou rayon ; je repousse surtout les laides et ridicules histoires de soupirs et de bruits de chaînes. Et je m'en tiens à la vérité vraie, c'est-à-dire à deux faits authentiques et prouvés qui sont les suivants : Le premier de ces faits, c'est que maître Pierre Josse a bel et bien été abordé par la Dame Verte. Il l'a raconté lui-même avec détails, et chacun sait que Pierre Josse, en dehors naturellement des soirs de chasse, ne mentait pas. Ce samedi soir où Cocotte le ramenait vers sa ferme avec la bonne allure que donne une conscience de bonne bête, il l'a vue très nettement, il lui a parlé, elle lui a répondu. Tous faits bien établis.
Et d'abord, il l'a vue. Légère et svelte, elle sortait du premier herbage des Bourguay. Passant par-dessus les balises, qui retenaient le bas de sa robe comme lorsqu'une femme s'agenouille, elle venait à sa rencontre. D'un geste instinctif, notre homme fait obliquer son cheval vers la droite, et Cocotte recueille un coup de fouet immérité.
Mais l'ombre se rapproche, saisit les montants de la carriole ; elle pourrait d'un bond sauter à l'intérieur, mais elle paraît désirer qu'on l'y invite d'abord ; elle a plutôt l'air d'implorer que de s'imposer ; elle voudrait être rassurante. C'est alors que Pierre Josse, en quelque sorte, encouragé par cette attitude, malgré l'effroi qui l'a saisi, réussit à proférer quelques paroles et à crier à l'apparition : "mais enfin, que voulez-vous ?".
Vous attendez peut-être comme réponse un éclat de rire moqueur, voire même satanique. Eh bien ! Non. La Dame a répondu, mais pour dire tout simplement ce qu'elle désirait. Mais oui, et voilà justement ce dont nous devons savoir gré à notre ami Josse. Avant lui, les voyageurs qui avaient affaire avec la Dame, ou bien avaient pris la fuite, ou bien lui avaient asséné des coups de manche de fouet pour lui faire lâcher prise. C'était mal. On ne bat pas une dame, fût-elle vêtue de mystère. Il fallait la questionner : c'était plus simple et moins brutal.
C'est ce que fit Pierre Josse. Et c'est d'une voix plaintive, mais en même temps suave et chantante, que la Dame lui a dit ce seul mot, qu'il est certain d'avoir bien entendu, et de n'avoir pas confondu avec le bruit du vent dans les branches : « Naître».Ce fut tout. Puis l'apparition s'évanouit. Et Pierre Josse ne vit et n'entendit plus rien. Et il en eut du regret, car il n'avait plus peur, au contraire. Bien entendu, il ne comprit pas. Il ne pouvait pas comprendre, car on ne savait pas, en ce temps-là, que la fontaine Verrine
et la fontaine Pelvey sont des émergences d'une nappe d'eau artésienne que l'on a rencontrée depuis, par un forage exécuté au pied de nos vieilles fortifications féodales, et qui a donné la «Source Marie .». Nous qui savons, nous croyons fermement que la Dame Verte des Bourguay était l'âme de cette source, qui demandait à naître.
La fontaine Verrine |
Car, voyez-vous, les sources ont une âme. Avant de venir à nous, elles vivaient déjà dans l'ombre, chantant à leur manière les louanges du créateur sous les parvis du sol divin. Il en est même qui poursuivront éternellement ces courses mystérieuses sans jamais aspirer à la lumière du jour.
D'autres ne résistent pas, et c'est naturel, à l’aiguillon d'une curiosité féminine, et demandent à connaître le séjour des vivants. Mais elles n'y viennent qu'avec des intentions bienveillantes et pour nous être utiles. C'est dans cet esprit que la Fontaine Verrine, lasse d'être depuis si longtemps méconnue des gens de Creully, s'est résolue à solliciter leur attention, sous les apparences de la Dame Verte des Bourguay. Oh ! Je me doute bien qu'il ne manquera pas de raisonneurs pour trouver cette explication anti-scientifique. Mais ne me parlez pas des savants !