Creully - La légende : le moine et le seigneur de Creully

Voici une légende peu connue.
Le moine et le seigneur de creully
Sur les bords de la Seulles, petite rivière aux eaux vives que sillonne l'éclair argenté de la truite,s'élèvent les restes encore impo­sants du château féodal de Creully.
Des arbustes, des ronces, des mûres sauva­ges montent paisiblement à l'assaut du rocher, qui porte les vieux remparts. Deux tours dominent cet important massif.
L'une, carrée et sortant du mur d'enceinte comme un énorme contrefort, se termine par une pièce en encorbellement avec mâchicou­lis; l'autre, octogone, et couronnée d'une plate-forme, devait probablement être affectée au service de l'homme d'armes chargé de sur­veiller les environs.
A peu de distance, se dresse une colonne, mince aiguille dont la hauteur ne peut s'ex­pliquer que par son ancienne destination. Au premier abord, on la prendrait pour une tou­relle; mais ce n'est qu'une ancienne cheminée, accolée autrefois à un toit, aujourd'hui sup­primé avec l'étage, qui existait à sa base.
Ce n'est pas malheureusement la seule mutilation que le temps, ou la main de l'homme, ont fait subir à l'ancienne forteresse. De la porte, surmontée d'une haute tour carrée à créneaux, il ne reste plus que quelques moulures de l’époque romane. Plus de traces de herses ni de pont-levis. Les souterrains, très étendus autrefois, ont disparu sous des éboulements successifs. A l’intérieur, le passé architectural le plus lointain n’est représenté que par deux vastes salles voûtées à plein cintre, avec arcades, dont les retombées reposent sur des chapiteaux et des colonnes du XIe siècle.
La vieille demeure féodale, redoutablement fortifiée, surtout pour la guerre offensive, n'a pas su résister aux assauts pacifiques du confortable moderne. Sa physionomie terrible s'est modifiée; on n'en voit plus que le côté pacifique souriant où des enfants jouent sur les dalles où retentissait le pas des hommes d’armes.
Le château, devenu inoffensif, n'en a pas moins laissé dans l'âme du paysan un senti­ment d'effroi, qui se répercute, à travers les générations, comme un inoubliable écho des crimes du temps passé.
Certains barons de Creully avaient en effet commis tant d'atrocités qu’il serait plus facile d'effacer, sur les murs de l’antique forteresse, les sombres empreintes du temps, que de faire disparaître de la mémoire du peuple le souve­nir de leurs forfaits. En vain de pacifiques barons ont-ils séjourné entre ces épaisses murailles; en vain, jaloux d'imiter leur pré­décesseur Antoine de Sillans Ier, qui eut quinze enfants de son mariage avec Jeanne Hébert d'Aussonvilliers, se soucièrent-ils de produire plus que de détruire. Les vertus de ces sei­gneurs débonnaires sont oubliées aujourd'hui, et les scènes de meurtre qui souillèrent le château féodal, les crimes des barons de Creully, la terreur qu'ils inspirèrent, sont encore l'unique fond des récits populaires.
Après avoir montré de loin à ses compagnons de travail la tour du donjon, le culti­vateur leur raconte quelquefois des histoires qui l'ont frémir.
Il leur apprend qu'autrefois les barons se faisaient un jeu, en revenant de la chasse, d'abattre les couvreurs à coups d'arquebuse ; il leur raconte comment ils assommaient les sergents, comment ils ferraient leurs chevaux à l'envers pour échapper aux poursuites des agents du roi, comment ils pillaient et bat­taient leurs vassaux, comment ils enlevaient les filles et les femmes pour jeter ensuite leurs cadavres dans les oubliettes.
Terrorisés par la vue du donjon, d'où les maraudeurs, bardés de fer, s'abattaient sur la plaine comme une bande de vautours, les pauvres diables se vengeaient de leurs tyrans en disant d'eux le plus de mal possible dans des récits grossis souvent par la peur, mais où il y avait toujours un fonds de vérité. Car les seigneurs du lieu ne se contentaient pas de lever des impôts énormes sur leurs vassaux. A ces natures incultes, violentes, cruelles par instinct, il fallait un argent qui sentit, le butin et le haut goût du pillage, si excitant pour ces appétits de chasseurs d'hommes.
Or, on raconte qu'un jour, un de ses méchants barons revint, quasi bredouille d'une ces expéditions, ordinairement fructueuse. Il ne ramenait qu'un moine, un pauvre moine qui n'était pas mendiant, ou qui n'avait pas eu l'éloquence productive.
Toujours est-il que détroussé, bien fouillé, le saint homme ne laissa aux mains du sei­gneur que son chapelet de cuivre et sa bourse vide.
Grande colère d’abord. Car le sieur de Creully n’entendait pas avoir perdu son temps à chasser à courre inutilement. Sa férocité naturelle lui suggéra le dessin bien simple de se venger en faisant précipiter ce gibier décevant dans les oubliettes. Mais il était depuis longtemps blasé sur cette sorte de plaisir. Et, après réflexion, il trouva préférable de s’amuser du moine comme les chats, bien repus, jouent avec les souris, avant de lui donner le suprême coup de griffe.
L’idée devait être bien bouffonne, puisque l’excellent châtelain en rit tout seul, avec des éclats qui réveillèrent les échos endormis aux voûtes de la grande salle d’armes. Précédant lui-même les archers, qui maintenaient le prisonnier, il le conduisit dans un souterrain au bout duquel il ouvrit la porte d’un cachot.
Il expliqua alors au fugitif que pour le punir de lui avoir fait faire, sans compensation, une longue chevauchée, il le condamnait à passer là cinq jours et cinq nuits, n’ayant d’autre nourriture que des prières et sa résignation.
Et comme le malheureux demandait grâce :
- De quoi te plains tu ? fit ironiquement le sieur de Creully, je te permets de dévorer tes larmes.
Cinq jours après la fermeture du cachot, le baron réunissait quelques bons châtelains de sa trempe autour d’une table, copieusement chargée de pâtés, de chapons à haute graisse, avec des jambons de sangliers accompagnés de potages.
Au troisième service où parurent les rôtis, faisans, perdrix, hérons, outardes et bécasses, et le gros gibier, tels que lièvres, chevreaux sauvages et chevreuils, il s’était déjà vidé tant de bouteilles de vin de Bourgogne, ou de champagne rouge, que les honnêtes convives du sire de Creully commençaient déjà, par folle gaîté, à se jeter à la tête, en forme de bataille, des croûtes de pain et des os, que la civilité du jour enjoignait pourtant de «mettre dans un panier pour ou de pousser sous la table auprès de soy... toutes fois sans blesser personne.»
Mais les aimables collègues du baron avaient complètement oublié ce conseil, naïf pour nous, prudent pour l'époque, puisque plus d'un nez, endommagé dans le combat, com­mençait à rougir autrement que sous l'action du vin ou de l’eau-d'or, comme on appelait l'alcool destiné alors à faire, comme aujour­d'hui, ce que nos grands mangeurs bas-nor­mands appellent un trou entre chaque service.
Ce fut le moment que choisit le sire de Creully pour offrir à ses hôtes le spectacle original qu'il leur avait préparé. Il n'eut qu'un geste à faire et des valets, instruits à l'avance par le maître, allèrent chercher le moine au fond du souterrain.
Le pauvre religieux, affaibli par le jeûne, ébloui par le brusque passage de son cachot à une salle brillamment éclairée, se soutenait à peine. Dès son entrée, il faillit, être renversé par un groupe de chiens qui se disputaient un des os, encore richement recouvert de viande, que jetaient sur les dalles des convives déjà repus.
Furieux d'être interrompus dans leur repas, les molosses montrèrent les dents à l'importun qui osait les troubler. Mais, comme s'ils eussent dédaigné la maigreur de celui qui s’offrait vivant à leurs crocs, ils détournèrent aussitôt la tête pour s’attaquer à leur premier morceau.
Ce fut du moins ce que durent comprendre les compagnons de plaisir du baron, qui échangèrent entre eux des plaisanteries de haut goût, improvisant ainsi, sans s'en douter, une sorte de prologue à la comédie que leur amphitryon avait imaginée pour les égayer.
Mis en verve par ce début inattendu, le sire de Creully se fit amener le moine en face de lui, tout près de la table abondamment garnie de plats, qui réjouissaient les yeux et chatouillaient l'odorat.
- Tu vois bien toutes ces volailles et toute cette venaison? demanda-t-il au prisonnier avec un sourire illuminé de malice.
Hélas! Il ne les voyait que trop, le pauvre affamé. Ses yeux fixes d'halluciné, ses narines dilatées, sa bouche entr’ouverte, sa langue, passant brûlante sur ses lèvres arides, indi­quaient un appel de tout son être vers cette nourriture étalée.
- Tu sais, reprit le baron, après avoir allumé cruellement, chez le malheureux, des convoitises multipliées par le parfum affriolant des mets, tu sais que je pourrais te faire écorcher tout de suite ou précipiter du haut du donjon, après m'être amusé à parier que tu tomberais pile ou face. Tu n'ignores pas non plus que j'aurais pu te laisser mourir d'inanition dans ton cachot... Mais je suis bon prince, et j'ai eu la charitable pensée de t'inviter à notre repas... . Car je suppose que tu dois avoir faim ?
- Dieu ! Si j'ai faim !
Gémit le pauvre moine, croisant les mains sur son estomac vide.
- Et bien ! Fais ton choix, continua le baron en montrant tous les plats qui garnissaient la table... Ou plutôt, non, ne choisis pas. Per­drix, bécasses, oies sauvages, lièvres, che­vreuils, tout est à ta disposition. Je te permets d'aller de l'un à l'autre, taillant tel morceau qu'il le plaira.
Et le sieur de Creully, complaisamment, en bon seigneur qu'il se disait, présenta au reli­gieux, presque fou de joie, un long couteau bien affilé.
Poussé par une faim qui ne raisonnait pas, le prisonnier se jeta sur le premier rôti qui s'offrait à lui, prêt à le dépecer avec sa lame aiguë.
- Attention ! Cria le sir de Creully en or­donnant à un de ses valets de retenir ce con­vive trop pressé.
Le moine ainsi interrompu eut un cri dou­loureux :
- Ah ! Je vois bien, seigneur, que vous vouliez me tenter pour vous amuser à mes dépens.
- Non pas
, dit le baron, rien de plus sérieux. Je te jure ici que tu peux te régaler à ton aise. Mais je n'ai pas l’habitude de tromper les gens, et je te dois un avertissement. Taille et prends les morceaux qui te conviendront. Mange tant que tu voudras. Seulement, sache que nous prélèverons sur ta personne ce que tu auras pris à chacun de ces rôtis. En un mot, ce que tu leur feras, nous te le ferons à notre tour.
Des applaudissements enthousiastes saluèrent, la sentence du châtelain. Tous ces bons sires s'esbaudissaient de cette idée ingénieuse, neuve en tout cas pour des gens qui ne con­naissaient pas la légende de Shylock.
C'était, en vérité une cruauté bien originale d'amener le malheureux affamé dans cette atmosphère de victuailles, de le convier à ce repas d'ogres, de tenter sa chair en lui don­nant le frisson de la torture prochaine, d'as­sister à la satisfaction de son appétit mêlée aux affres du supplice en perspective.
Quelle aubaine que ce féroce intermède ! Et que le sire de Creully savait bien divertir ses hôtes ?
Cependant, malgré l'horreur de la torture entrevue, le moine succomba aux appels d'un désir qui le trouvait sans résistance. Un secret espoir lui était venu d'ailleurs, petite supercherie qu'il croyait se faire pardonner. Car on le vit, tout en passant timidement le tranchant de son couteau sons l'aile d'un cha­pon bien rebondi, interroger son tyran d'un regard anxieux, où il y avait une double expression de prière et de malice.
Sa requête mimée fut sans doute comprise du sire de Creully qui, pour être cruel et ignorant, n'en était pas moins doué d'un cer­tain esprit naturel.
- Pas de tricheries, moinillon ! s'écria en effet le baron d'une voix tonitruante. Ce qui est aile pour le chapon sera bras pour toi ! Je te le répète : ce que tu feras à cette bête, nous te le ferons à toi-même !
Le moine eut, tout d'abord un geste de dé­sespoir; puis, devant le rôti qui le tentait, il se recueillit en une méditation profonde. Les compagnons d'orgie du sire de Creully se le montraient en riant, heureux de son tourment, sûrs de sa défaite.
Au bout d'un instant, le religieux dressa sa tète amaigrie par un jeune prolongé. Mais, cette fois, rien ne trahissait au dehors, ni dans ses yeux, ni dans les lignes de ses mus­cles émaciés, le fond de sa pensée. Et, avec un sang-froid héroïque, il demanda s'il lui serait permis de prendre du pain pour accompagner ce qu'il mangerait du rôti.
Sur un signe de consentement du châtelain, il tailla plusieurs tranches de pain. Alors, s'approchant du plantureux chapon, tout ruisselant du beurre le plus renommé du Bessin, il exerça de sa main gauche, sur le ventre grassouillet de la bête, une douce pression, comme s'il se fût encore rappelé, dans cette aventure gastronomique, le chari­table précepte qui nous oblige à ne pas faire plus de mal aux autres que nous ne voudrions qu'on ne nous en fit à nous-mêmes.
Aussitôt, des entrailles du volatile, où l'art du cuisinier avait accumulé des trésors aro­matiques, s'échappa, tout un ruisseau de graisse, juteuse et frissonnante encore, que l'ingénieux inventeur recueillit, comme à. l'ex­trémité d'une gargouille, sur une des tranches de pain. Puis il dévora le morceau, avec l'avi­dité d'un homme qui a été condamné pendant plusieurs jours à un jeûne forcé.
L’imprévu de l'expédient avait causé une telle stupéfaction dans l'assistance, que le moine eut le temps de renouveler plusieurs fois l'opération.
Mais des murmures commencèrent à s'éle­ver autour de la table, suivis de protestations
qu'accompagnaient des gestes irrités.
- Pourquoi vous fâcher, messeigneurs ? dit le moine en jouant l'étonnement. Je n'ai pas oublié notre marché.
Et, saisissant sa tranche de pain encore intacte, qu'il présenta à ses persécuteurs, avec un regard que traversait un éclair ma­licieux :
- Point n'est besoin de couteau comme vous le pensiez, ajouta-t-il, puisque voilà mon arme. Prenez-la et, suivant nos conventions, usez-en, avec moi comme j'en ai usé avec ce rôti.
La grossièreté de la plaisanterie en fit peut-être pardonner l'insolence; car, si Rabelais n'existait pas encore, l'esprit rabelaisien était déjà né avec la première âme de Gaulois.
- Le drôle n'est ni bête, ni poltron ! dit le sieur de Creully en riant à se tordre.
Calmant la mauvaise humeur de certains convives, qui ne paraissaient pas disposés à digérer une offense, même collective il les obligea, dit-on, à se serrer un peu pour faire une place au moine. Celui-ci put tailler, cette fois, sans condition de redevance d'aucune sorte, tous les morceaux qui le tentaient sur la table seigneuriale.
Et, avec, cette légende pour rire, sorte de page blanche dans les traditions sanglantes du vieux château, l'imagination populaire semble avoir voulu prouver que l’esprit peut quelquefois désarmer la force, quand celle-ci, par hasard, a le vin gai.

D'après la légende écrite par Gaston Lavalley (1904), né le 29 novembre 1834 à Vouilly et mort e 1922, écrivain et historien français.